COMMENTAIRES A POSTERIORI

A propos du livre publié par André Sellier 
"Histoire du camp de Dora", 1998

Albert Bannes affirme que la vie à Buchenwald était meilleure qu'à Harzungen : nourriture, hygiène...

Il compare les chiffres des victimes avec ce qu'il a vu lui-même

Il compare le travail dans les tunnels tel que décrit dans le livre de SELLIER et ce qu'il a vécu, avec des différences selon le Kommando auquel ils étaient affectés.

Il insiste sur le comportement cruel des gitans qui gardaient les déportés de certains blocks

Un fac-similé de ces 5 pages figure plus bas

Commentaires sur le livre d'André Sellier publié en 1998

Albert Bannes n° KLB 52 278

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Je viens de terminer la lecture du livre André Sellier (1) et je suis un peu sonné. Je croyais tout savoir sur ces lieux maudits et j’ai appris certaines choses que j’ignorais.
D’abord, il y avait un 2e camp à Ellrich et un à Wofleben même. Je n’avais jamais entendu parler de ses camps.


Je savais bien que le camp de Buchenwald était un paradis par rapport à Dora, mais je n’imaginais pas que ce fût à ce point. Ils avaient des lavabos et WC dans le block, une salle à manger, des tables et des bancs. Ils pouvaient même laisser de la nourriture à leur place et personne n’y touchait.


Je crois rêver. J’ai quand même passé 20 jours à Buchenwald. J’ai traversé le grand et le petit camp, mais je ne suis jamais entré dans un block. Je logeais au camp des tentes, à 500 par tente, Même en restant debout bien serrés les uns contre les autres on ne pouvait pas y tenir. Pour nous laver et pour le reste on allait dans le petit camp où les lavabos étaient très bien quoique collectifs et un peu serrés, mais l’eau coulait en permanence, c’était propre. Quant aux WC ils étaient un peu surprenants au premier abord, on s’asseyait « fesses-bêche » sur un poteau téléphonique, en dessous il y avait une fosse bien cimentée où l’eau coulait abondamment ; c’était propre aussi. Les premières fois qu’on y allait… nous revenions sans avoir rien fait, car la vue de toutes ces fesses nous coupait… l’appétit. Mais on s’y habituait très vite et on en rigolait. On avait presque des accoudoirs : les fesses de ceux qui étaient dans l’autre sens. Encore une fois c’était propre. Rien de comparable avec Ellrich. André Sellier décrit très bien les WC que j’ai connus. J’y suis allé une fois, j’ai ramené plus de m… après mes claquettes que j’en avais laissé sur place. A signaler quand même que je n’avais plus depuis longtemps les claquettes d’origine ; je les avais fabriquées avec des morceaux de planche des échafaudages, 4 ou 5 clous de chaque côté et du fil rouge des mines pour fixer aux pieds. Quand on avait posé ses chaussures dans la m… elles n’étaient pas faciles à nettoyer surtout quand on manquait d'eau comme à Ellrich.


Je reviens sur ce que j'ai déjà dit : les Français juifs que j’ai connus à Ellrich disaient d’Auschwitz, la même chose que nous de Buchenwald.


Enfin à Buchenwald on avait toujours la boule de pain pour 4, une rondelle de saucisson et un bout de margarine que je ne mangeais pas parce que je la trouvais infâme. Si je l’avais eu plus tard je l’aurais bien mangée car même à Harzungen à partir de septembre on nous a progressivement supprimé saucisson et margarine et donné une boule pour 6 et ensuite pour 8. Quand, à Ellrich, c’était la famine en permanence : un jour on avait une soupe, un morceau de pain, et le jour suivant plus rien du tout et il fallait aller au travail quand même. Quant au logement à Ellrich j’ai toujours logé au premier étage de l’usine à plâtre dans une grande pièce dont le mur de façade avait disparu. Le ciment où nous devions dormir était très usé, Il y avait des trous et des bosses, pas le moindre brin de paille. Pour avoir un peu moins froid on dormait encastrés les uns dans les autres. On les a regrettés les lits à 3 étages d’Harzungen à 3 par étage ! Même si parfois, un de l’étage supérieur ayant la chiasse éclaboussait un peu ceux d’en-dessous. Geneviève De Gaulle explique ça mieux que moi dans « jusqu’au bout de la résistance » (2 ), les femmes n’étaient pas mieux logées que nous. A Ellrich tout le monde n’était pas logé aussi mal que moi, ce qui explique peut-être ce que dit André Sellier, que les derniers arrivés mouraient les premiers. Et je ne suis pas dans les derniers arrivés à Ellrich. Je n’ai passé que 3 nuits au chaud, lorsque je suis entrée au schonnung ( 3) avec mon pied gauche écrabouillé où j’ai marché sur les cadavres et mis mes pieds dans un mélange de plus et d’excréments, alors que je venais de prendre une douche, la seule fois où j’avais pu me laver à Ellrich. Je n’ai jamais compris d’où pouvait venir tant de pus Il y avait autant de cadavres que de vivants, il n’y avait pas de poêle mais nous avions chaud et pourtant nous étions tous à poil ! Et rigoureusement rien à manger : aussi, après être resté 2 jours et demi au chaud, j’ai préféré sortir par la fenêtre, déshabiller un mort pour me rhabiller et retourner à l’usine à plâtre et aux tunnels avec mon pied gauche écrasé. André Sellier m’apprend qu’il y avait 3 pièces servant au schonnung. Je n’ai connu que celle où j’étais.


Il donne aussi le chiffre des morts en ajoutant que ces chiffres sont probablement en dessous de la réalité. Moi j’en suis sûr. Notre schicht (4 ), notre équipe des 3 X 8 qui était de plus de 700 à Harzungen était de 600 à l’arrivée à Ellrich. Début mars nous devions être encore environ 500 et lorsque nous avons pris le train pour Bergen-Belsen nous avons tenu dans un seul wagon. Les wagons étaient de 100 mais nous étions moins serrés que d’autres et nous étions un peu moins de 100. Ce qui fait environ 400 morts rien que dans le mois de mars et notre équipe ne représentait que 1/12e des pensionnaires d’Ellrich. Je signale aussi que beaucoup ont reçu une boule de pain plus une boîte de conserve ; nous étions dans le dernier wagon et nous n’avons eu que le pain. D’ailleurs à Ellrich comment auraient-ils pu compter les morts ? à la fin Il n’y en avait partout dedans et dehors ; Le kommando chargé de les ramasser n’y arrivait plus, Ils étaient tous nus car déshabillés au fur et à mesure, presque plus personne n’avait son vrai numéro, compter les morts étaient impossible.


Au sujet du chantier de Wofleben sur lequel j’ai travaillé pendant 10 mois, j’ai appris qu’il s’appelait le B 3. J’en ai vu de nombreux plans y compris au mémorial de Dora et aucun de ces plans ne me satisfait. D’abord tous les tunnels sont représentés de la même largeur alors qu’en réalité il y avait de grandes différences.
Le plan qui figure à la page 509 ne correspond pas non plus à la description que j’en ai faite. L’entrée était quelque part à l’endroit marqué « camp des civils ». Ce point était à 6 km d’Harzungen et seulement 4 ou peut-être 5 d’Ellrich. C’est là que la colonne s’arrêtait et se partageait en 28 équipes, une par tunnel. Pour rejoindre le tunnel 27 Il devait y avoir 1 km 500, ce qui fait 7 km 500 multiplié par 2 soit 15 km que nous avons dû faire à pied, sauf pendant un mois et demi, au début, où nous étions transportés sur des remorques agricoles tirées par des tracteurs agricoles, puis pendant une dizaine de jours par un train qui devait passer par le B 12 mais ne s’y arrêtait pas car à l’époque je n’avais jamais entendu parler de cet énorme chantier.
Quand des copains travaillant sur ce chantier me parlaient des tunnels je croyais qu’il s’agissait des tunnels de Wofleben et réciproquement. D’ailleurs je parlais très rarement avec ceux des autres blocks, j’étais trop fatigué. De Sesmaisons
( 5) venait parfois me voir au risque de prendre quelques coups de gummi ou Vincent Carrefour ( 6) qui était de Montpellier. Je parlais rarement avec mes voisins de block, je parlais peut-être plus avec les détenus d’Ellrich sur le chantier devant les tunnels. Nous avons dû parcourir à pied 15 km tous les jours, nos claquettes d’origine ont été vite usées et certains marchaient pieds nus. Avec des planches cassées des échafaudages j’en fabriquais mais elles n’étaient guère pratiques.


À notre arrivée début juin les premiers tunnels étaient commencés. Au tunnel 27 j’étais parmi ceux qui ont donné les premiers coups de pioche. Je ne vois pas de « talus » comme indiqué sur le plan ; on a creusé à flanc de montagne et en contrebas coulait un petit ruisseau, au-delà il y avait des champs plus ou moins plats. Je n’ai vu aucune voie ferrée même petite. Je m’en souviens très bien. Dès que l’entrée du tunnel a été formée nous avons eu une petite voie genre Decauville et on sortait les déblais avec un wagonnet. Il y avait une de ces voies qui sortait de chaque tunnel. Je m’étais fait affecter à l’un de ses wagonnets pour mieux respirer. Je vidais les déblais pour combler cette mini-vallée. Des équipes venant d’Ellrich ont installé des buses pour canaliser ce petit ruisseau. J’ai même un souvenir amusant : de temps en temps je devais descendre jusqu’à ces buses pour arranger un peu les blocs un peu gros contre les buses, un petit filet d’eau coulait en dehors de ces buses et il y avait des truites. Elles étaient condamnées puisqu’elles ne pouvaient plus rentrer à l’intérieur des buses et qu’on leur vidait les déblais dessus. Quand j’étais gosse mon père qui était un braconnier émérite m’avait appris à attraper les truites à la main. J’ai eu vite fait d’en cravater une puis 2 et puis j’ai continué, mais les 2 posten (7 ) qui gardaient l’entrée du tunnel se sont mis à hurler. Je leur ai montré qu’elles étaient mortes tuées par les cailloux que je balançais dessus. En réalité c’est moi qui les avais tuées mais ils n’avaient pas pu le voir. Ils continuaient à hurler. J’ai cru qu’ils les voulaient pour eux et j’ai remonté la pente pour les leur donner mais ils gesticulaient de plus belle. Ils voulaient que je les rejette à l’eau. Je leur montrais en disant « Er ist kaput » ( 8). Rien à faire, j’ai dû les rejeter et continuer à vider des wagonnets de cailloux par-dessus.


J’ai poussé et vidé un wagonnet de cailloux jusqu’au 15 ou 20 juillet, mais le tunnel arrivait à hauteur des premières halles et le bon temps s’est terminé. Jusque-là, je ne forçais guère, je respirais de l’air pur, on nous portait jusqu’à l’entrée avec des moyens mécaniques. Devant les tunnels la mini-vallée étaient comblée. Des gars d’Ellrich avaient posé sur cette plaine, non pas une voie decauville comme indiqué sur le plan, mais une immense gare de triage avec 28 voies ferrées qui entraient dans chaque tunnel. Et c’était des voix normales où circulaient des locomotives à vapeur. Elles entraient dans les tunnels à reculons en poussant plusieurs wagons, elles en laissaient un au plus près et revenaient le chercher de même quand il était plein. Mon équipe a entrepris le creusement de la première halle entre le 27 et le 26. Notre meister ( 9) qui était brave a continué tout droit alors que nous tournions à droite avec le meister le plus féroce de tout le chantier. Je dois préciser que André Sellier a décrit le travail dans les tunnels d’accès, mais dans les halles c’était encore plus pénible. Les tunnels ne faisaient que 5 ou 6 mètres de large et autant de haut mais les halles faisaient en général 12 mètres 50 de large et 8 mètres 50 de haut. Plus tard j’ai travaillé dans une qui faisait au moins 40 mètres de large et 30 mètres de haut. Dans ces halles il y avait au moins 6 foreurs mais surtout il y avait une énorme pelle mécanique pour charger les déblais dans le wagon et cette pelle mécanique montée sur chenille projetait au plafond une épaisse fumée noire qui se mélangeait à la poussière crachée par les perforatrices et j’ai, comme les autres, respiré ce mélange pendant des mois. Mes poumons ont commencé à me faire mal en janvier et à la fin j’avais très mal pour respirer et même pour parler. Même maintenant, 54 ans après, les médecins qui me passent une radio me demandent qu’est ce qui est arrivé à mes poumons.


Dans les halles on faisait sauter non 4 mètres de roche mais 6. C’est pour cela que des équipes venues d’Ellrich montaient des tranches de voies ferrées de 6 mètres et c’est nous qui devions les mettre en place à l’intérieur des tunnels, y compris un embranchement pour chaque Halle. C’est le travail le plus pénible que j’ai eu à faire et j’en garde un très mauvais souvenir. Ces rails montés sur leurs traverses de bois pesaient je ne sais combien de tonnes. Plusieurs équipes des autres halles et des autres tunnels se regroupaient mais aussi les meisters les kapos ( 10) et les vorarbeiters (11 ) et tous nous tapaient dessus. Plusieurs fois j’ai eu les épaules en sang, non pas à cause du poids des rails, on ne les mettait pas sur l’épaule, mais à cause des coups de gummi que j’avais reçus.


André Sellier a écrit que les détenus d’harzungen allaient au travail par le train ! J’ai relu le livre de Jean Mialet « la haine et le pardon » ( 12) et il dit la même chose. Cette affirmation me fait mal évidemment car j’ai fait le chemin à pied comme les 3 schicht (2100 hommes) qui allaient tous les jours d’Harzungen à Wofleben à pied, certains même pieds nus ou bien les pieds enveloppés dans des chiffons ou des papiers de sacs de ciment. En plus j’avais été gravement blessé par le meister fou qui m’avait expédié dessus une pioche depuis l’échafaudage. Par la blessure je pouvais admirer mon tibia à nu. G. Desprez (13 ) n’avait rien pour me soigner ni me faire le moindre pansement. Cette plaie ne s’est refermée qu’après mon retour en France. J’ai calculé que j’avais dû parcourir 3500 km à pied avec cette blessure et des morceaux de planches attachés à mes pieds avec le fil rouge… alors vous comprenez que pour moi ce détail a beaucoup d’importance.
J’ai réfléchi à ces différences dans les témoignages et j’ai compris du moins je le crois.


Quand nous discutions entre nous ou avec des détenus des blocks voisins nous parlions des tunnels et nous croyons qu’il s’agissait des mêmes tunnels, alors que nous travaillions sur des chantiers différents (le B 3 ou le B 12). Au moins 2100 hommes allaient à pied sur le chantier le plus éloigné et sans doute autant ou plus allaient par le train au chantier le plus proche. De même ceux d’Ellrich, mais eux avaient le train, avec les wagons à fond arrondi dont parle André Sellier. J’ai connu ces wagons quand j’étais à Ellrich. Ils avaient dû être fabriqués spécialement pour évacuer les déblais. Ils pouvaient basculer sur le côté pour vider les cailloux. Ils auraient pu pour gagner du temps nous vider de la même manière mais ce ne m’est quand même pas arrivé. Alors on se croisait tous les jours sans se voir avec une équipe d’Ellrich. C’est tellement invraisemblable, incohérent que j’ai du mal à l’admettre, peut-être qu’ils avaient peur des ententes qui auraient pu se nouer pour organiser une révolte ou un sabotage monstre.


Je suis bien d’accord (et bien placé) pour reconnaître que le camp d’Harzungen était moins mauvais que celui d’Ellrich. Je n’ai jamais compris comment pour 2 camps si proches la nourriture arrivait dans l’un et pas dans l’autre. Mais ceci dit, je trouve certains témoignages bien flatteurs pour le camp d’Harzungen. C’est normal seuls les survivants peuvent témoigner et la plupart des survivants appartenaient au kommando dont Schock ( 14) le seul kapo français qui a sauvé la vie des Français et des Russes qui ont eu la chance de se trouver dans ce kommando. Je ne leur en veux pas, j’ai fait des pieds et des mains pour entrer dans ce kommando. Je suis allé voir Schock plusieurs fois, je lui ai dit que j’étais lieutenant et pilote de chasse mais il ne pouvait pas tuer même un russe pour QUE JE PRENNE LA PLACE ! Ces témoignages ont fait d’Harzungen le paradis de tous les kommandos de Dora alors que pour moi et tous ceux qui sont morts ce n’était pas un paradis.


J’ouvre une petite parenthèse au sujet de notre ami Schock que nous appelions Chevalier. Je l’ai rencontré en 1960 à l’inauguration du monument du Struthof où il accompagnait le général De Gaulle. Il m’a reconnu (j’étais en tenue d’aviateur) et il est resté avec moi pendant toute la cérémonie. Quand De Gaulle est allé vers sa voiture, Schock l’a rejoint en me disant : « Quand tu viendras à Paris, viens me voir ». Et je lui ai dit : « laisse-moi ton adresse » et il m’a répondu : « Mais à l’Élysée ! » sur un ton très naturel comme si c’était tout naturel d’habiter à l’Élysée. Quelques mois plus tard j’y suis allé et il m’a présenté au grand Charles. Il circulait et il passait devant, il lui a même coupé la parole… J’étais très gêné, lui était parfaitement à l’aise comme si on avait été au bistrot du coin. Quand j’ai pris congé il m’a dit de revenir le voir mais je ne me sentais pas à ma place et je n’y suis jamais retourné. Je raconte cela car j’imagine que beaucoup de ceux qui lui doivent la vie ne savent pas à quel point il était proche de De Gaulle.


Mais à Harzungen tout le monde n’avait pas la chance d’être avec Schock. Presque tous les autres blocks étaient commandés par des gitans. André Sellier nous dit qu’il en a connu qui étaient sympas. Je veux bien le croire. Ils ne portaient pas de brassard mais ces gens-là, dès qu’ils avaient un grade, même de simples stubendientz, ils avaient droit de vie et de mort sur nous et en abusaient, même pas pour défendre leur place, mais pour le plaisir de nous faire le plus de mal possible, pour nous faire crever à petit feu, et ils ont réussi pour beaucoup de camarades. Mon block était commandé par un gitan d’une élégance rare même sympa en apparence mais il était féroce et le stubendientz ne l’était pas moins. Ce stubendientz était connu dans tout le camp d’Harzungen pour sa brutalité. J’ai lu quelque part, je croyais que c’était dans le livre de Jean Mialet mais je ne le retrouve pas, que ce salopard pendant que nous étions au tunnel allait dans d’autres blocks (alors qu’en principe il n’avait pas le droit d’y entrer) pour y faire régner la terreur ou pour montrer au stubendientz de ce block comment il fallait dresser les Français et les Belges. Je ne retrouve pas qui a écrit cela mais je l’ai lu, je ne l’invente pas. Notre block comme ceux que j’ai pu voir avait son entrée au milieu qui donnait sur une petite pièce. En face la chambre du chef de block, à droite l’entrée des Russes et des Polonais, et à gauche la porte des Français et des Belges. Pour l’eau et les toilettes il fallait aller au block de l’eau près de l’entrée du camp. La nourriture était distribuée dehors faute de place et il n’y avait ni table ni tabouret. Le chef de block et le Stubendientz (15 ) dormaient dans leur pièce. Nous avions bien comme partout des kapos, Schreiber (16 ) et autres mais ils couchaient ailleurs.


Au tout début nous n'étions pas nombreux et nous n'avions pas de lit : nous dormions sur le plancher. Le stubendientz entrait en hurlant pour nous faire lever et en même temps il frappait juste au moment où on se soulevait et il tapait en pleine figure et de toutes ses forces. La première fois, je ne m’y attendais pas, j’ai bien failli m’évanouir et j’ai eu très mal pendant 8 jours. Par la suite quand nous étions 700 dans le block avec les lits à 3 étages et 3 par étage, il ne pouvait pas frapper à l’intérieur, alors il se tenait dans l’entrée près de la porte où Français et Belges devaient bien passer et il frappait sans arrêt pendant qu’on sortait. Il frappait sur tout le monde mais il avait ses préférés, moi en particulier, et aussi les porteurs de lunettes … pour faire plus de mal. Un jour qu’il m’avait raté de peu (car bien entendu Je parais autant que possible), Il a maugréé quelque chose. Un copain qui me suivait et comprenait un peu l’allemand m’a dit : « Tu peux te méfier, je n’ai compris que 2 mots « officier » et « Peau ». Je me méfiais bien mais je n’arrivais pas toujours à éviter le gummi. Je m’étais toujours demandé comment ces 2 salopards avaient bien pu savoir que j’étais officier et André Sellier m’apprend que nos dossiers nous suivaient. Ça explique bien des choses.


Au début les Russes ont pris l’habitude de nous foncer dedans en groupe quand on venait de recevoir notre morceau de pain et ils repartaient avec pas mal de pains. Ils n’ont jamais pris le mien mais mon ami Bigot par exemple s’est laissé voler son pain 4 jours de suite. Le chef de block le voyait bien, il était là pour faire respecter la discipline mais il se gardait bien d’intervenir. Il fallait bien faire quelque chose ! Avec un petit groupe qui avaient les poings solides et les victimes décidées à se défendre : les faibles ont ramené du chantier des sortes d’agrafes qui servaient à monter les échafaudages. C’était des armes redoutables, bien mieux qu’un couteau (personne n’avait de couteau… les 50 coups si l’un de nous était trouvé porteur d’un couteau). Mais ces agrafes étaient parfaites. J’ai montré à certains comment on pouvait les planter dans le ventre ou la poitrine d’un assaillant et s’ils n’avaient pas le courage de faire ça, ils pouvaient toujours tenir l’agrafe avec les pointes en avant et l’attaquant venait lui-même s’embrocher dessus. Le lendemain quand les Russes ont attaqué comme d’habitude 3 d’entre eux sont restés sur le carreau et plusieurs sont repartis avec des ouvertures supplémentaires. Nos gitans ont parfaitement vu ce qui se passait mais ça les amusait. Je n’étais pas très fier car je pensais qu’ils avaient compris que j’étais l’organisateur de cette résistance inattendue et j’avais peur qu’il y ait des sanctions, mais rien du tout. On pouvait s’entretuer gaiement. Par la suite Il y avait des bagarres très fréquemment mais les 2 gitans ne sont jamais intervenus. Ils rigolaient, ils pariaient peut-être entre eux sur l’issue du combat ou le nombre de morts.


En novembre les alertes sont devenues quasi permanentes et la lumière éteinte, alors sur la route ou sur le chantier il paraissait facile de s’évader et souvent il manquait des « stucks » (17 ) à l’arrivée du camp.


Nos gardiens étaient presque tous des anciens de la Luftwaffe et il leur tardait d’aller dormir, mais nos gitans ne l’entendaient pas de cette oreille. Ils ne voulaient pas que leurs souffre douleurs s’évadent. Ils ont pris des sanctions terribles sur ceux qui restaient bien sûr. Au début ils nous ont mis à poil dehors pendant 3 heures puis 8 heures, en partie de jour et en partie de nuit. Mais la dernière fois nous étions en équipe d’après-midi. Nous sommes restés vers 11h30 et ils nous ont pris nos vêtements vers minuit pour nous les rendre après 9 h du matin. Cette nuit-là il a gelé très très fort. On a parlé de moins 27°. Je n’ai pas vu le thermomètre mais il a vraiment gelé très fort. Imaginez 700 hommes tout nus sur la place d’appel. On se blottissait les uns contre les autres, ceux qui étaient à l’extérieur poussaient pour rentrer et ceux qui étaient au centre ne pouvaient plus respirer et poussaient dans l’autre sens ; ceux qui tombaient étaient immédiatement piétinés. Lorsqu’enfin ils nous ont rendu nos vêtements, une trentaine de paquets sont restés sans preneur et pour cause. Nous avons tous remarqué que parmi ces paquets de vêtements il y avait plus de R ou de P que de F ou de B ce qui nous a fait dire que les R et P résistaient moins bien au froid que nous, ce qui nous consolait un peu d’une certaine façon. C’est notre chef de block et non pas les SS qui était responsable de cette cruauté qui ne servait à rien sinon à nous faire souffrir et à « nous faire crever ». Ils étaient gentils nos gitans ! Ce sont les Allemands, SS ou anciens de la Luftwaffe qui ont tapé sur les doigts du chef de block parce qu’ils avaient besoin de nous pour creuser les usines souterraines et fin novembre les morts n’étaient plus remplacés.
Tous ou presque parlent des colis qu’ils recevaient et qui leur permettaient de survivre. Dans mon block personne n’a jamais reçu le moindre colis. 2 ou 3 fois des copains ont été convoqués pour ça et on leur a remis l’emballage sans rien dedans. J’ai de bonnes raisons de penser qu’il en était de même dans tous les blocks commandés par des gitans Tous les chefs de block avaient les cheveux longs et ils voulaient être coiffés par le friseur français mon ami Vincent. Ils lui accordaient quelques faveurs (voir plus loin) mais un jour ils l’ont invité à un banquet des chefs de block avec des kapos et des stubendientz. Vincent m’a dit : « Je vais te faire râler mais je dois te le dire. Nous avons fait un repas au champagne, mangé du foie gras et je ne sais plus quoi. On croyait que c’était les SS qui volaient nos colis alors que ce sont les gitans ». Et presque tous les chefs de block d’Harzungen assistaient audit banquet.


Fin novembre j’étais complètement épuisé. Beaucoup mouraient suite aux séances de « à poil et toute la nuit » ou autre chose, mais je sentais que je n’arriverais pas à Noël. Le 30 novembre j’ai rencontré Coty qui m’a conseillé de venir au départ suivant complètement nu et que je n’irai plus travailler. Je l’ai fait je suis resté à poil tout le mois de décembre. Des copains me plaignaient, d’autres se foutaient de moi. Je m’en fichais pas mal, je dormais enfin, je reprenais des forces, d’autant plus que souvent j’avais en plus de ma ration une gamelle de soupe, de celle que se réservaient les kapos et que mon ami Vincent m’apportait grâce à ses relations avec les chefs de block qu’il coiffait. Trente et un jours de repos m’ont bien retapé et j’ai pu tenir le coup à Ellrich alors que tous mes copains y sont morts hélas. Je ne savais pas que ce truc avait marché sur une plus grande échelle à Ellrich.


J’ai eu la chance d’arriver jusqu’à Bergen Belsen avec une cinquantaine de Russes mais plus aucun Belge ni aucun Français et j’ai eu très peur le dernier jour que les Russes me tuent, à 50 contre un ils auraient gagné sans peine, mais ils avaient peur de moi et ils n’ont pas osé attaquer alors que mes forces m’avaient complètement abandonné. J’avais beau me palper je ne trouvais que les os et une peau extrêmement mince.


En relisant le livre de Jean Mialet j’ai particulièrement apprécié sa narration de la chasse aux kapos après la libération. Des 15 chefs de blocks qui s’étaient cachés et qu’ils ont retrouvés « ils ont fait » du « pâté de chair de kapo ». Hélas je ne risquais pas d’y participer. Au dernier appel à Bergen-Belsen on m’a jeté sur un tas de macchabées et je n’ai repris mes esprits qu’à l’infirmerie installée par les Anglais. Si j’en avais eu la force, j’aurais moi aussi tenté d’assouvir ma vengeance, si j’avais trouvé un gitan avec la marque d’un brassard, avec quel plaisir j’aurais fait du pâté de « chair de gitans » ! Ceux qui connaissent Jean Mialet doivent avoir du mal à comprendre comment il a pu écrire « qu’il voulait tuer tous les Allemands et tuer lui-même au moins un enfant devant sa mère ». Moi je le comprends très bien. Je n’ai jamais éprouvé la même haine pour tout le peuple allemand pour la bonne raison que quelques Allemands m’ont rendu des services et l’un d’eux a même fait un faux-témoignage pour m’éviter la potence (J’ai raconté ça par ailleurs) mais j’éprouve la même haine pour les gitans que Jean Mialet éprouvait pour les Allemands. Ces gitans qui ont fait mourir tant de mes copains ont fait tout cela pour s’amuser, pour le plaisir de nous voir souffrir, et ça les morts ne peuvent pas pardonner et moi non plus !


Qu’on ne me parle pas de charité chrétienne ou de simple bon sens. Je n’y peux rien c’est comme ça : JE HAIS LES GITANS.

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Excusez ma machine à écrire ! Elle est comme moi : on a trop tapé dessus !

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(1) André Sellier « Histoire du camp de Dora » La Découverte, 1998, 540 pages

(2)  « Jusqu'au bout de la Résistance » Fédération nationale des déportés et internés de la Résistance ; Union nationale des associations de déportés internés et familles de disparus ; Bernard Fillaire, 1997, 529 pages https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4807696v
(3) Schonnung : block de convalescence
(4) Equipe des 3 X 8

(5) Jean De Sesmaisons (1924-1948) - https://asso-buchenwald-dora.com/de-sesmaisons-jean-klb-49415/
(6) Jean Vincent-Carrefour (1911-2000) -  http://avc0635.free.fr/jeanvc/
(7) Posten : garde, sentinelle. Des soldats de la Wehrmacht sont aussi chargés de la garde du camp et des chantiers extérieurs.
(8) Il est mort
(9) Meister : contremaître dans une usine (un non-détenu, civil)

(10) Kapo : détenu responsable d’un Kommando de travail, le plus souvent un droit commun à triangle vert ou parfois un politique à triangle rouge, rarement un Juif à triangle jaune, ayant droit de vie et de mort sur les détenus. Il bénéficie de privilèges. Mot utilisé avant les nazis. En allemand courant désigne un chef d’équipe de travail.
(11) Contremaître
(12) Jean Mialet « Le déporté – La haine et le pardon » 1981, fayard, 325 pages
(13) Georges Desprez, médecin, déporté (190-1980) - https://fr.wikipedia.org/wiki/Georges_Desprez

(14) André Schock (1914-1973) - https://fr.wikipedia.org/wiki/Andr%C3%A9_Schock

(15)  Stubendientz : Responsable de l’ordre dans la chambrée d’un block
(16) détenu secrétaire

(17)  Stück : morceau, pièce, pièce comptable, unité, terme comptable utilisé dans les camps pour compter les détenus lorsqu’ils arrivent dans un camp

Fac-similé des commentaires sur le livre d'André Sellier