V1 - V2 : Combien ça coûte ? (1)

La fabrication des armes par les déportés

Le 22 janvier 1998 FR3 a diffusé un film intitulé « Opération Crosbow  (2) ». Ils n’ont pas prétendu que ce film était historique mais les téléspectateurs ont forcément cru qu’il l’était, au moins un peu.

Je l’ai regardé jusqu'au bout mais si quelques détails m’ont fait sourire, bien des passages m’ont fait « bouillir ». Comment peut-on faire un film sur un sujet qu’on ignore, sans se renseigner un tout petit peu ? et sur leurs vrais acteurs, ceux qui ont creusé les usines souterraines et ceux qui fabriquaient les V1 et les V2 ?

Pourtant ce sont des anglais qui ont fait ce film et ils en ont reçu sur la figure des V1 et des V2 ! puisque ces bombes ont fait plus de 20 000 morts à Londres.

Manifestement les réalisateurs de ce film ignoraient que ce sont des déportés qui les fabriquaient, et des déportés aussi qui ont creusé les immenses usines souterraines où elles étaient fabriquées, et dans quelles conditions effroyables ce travail s’est effectué.

Ce sont des déportés qui ont creusé ces 400 000 mètres carrés (40 hectares) de surface totale de tunnels de 6 mètres de large au moins et 6 mètres de haut, tous reliés entre eux par des salles ou halles (les ateliers) de 12,50 mètres de large et d’une hauteur de 8,50 mètres. Certaines de ces salles faisaient jusqu’à 30 mètres de haut pour effectuer les derniers contrôles des V2 en position verticale.

Pendant 10 mois j’ai creusé près de Woffleben l’ensemble B3A, de la « planète Dora ». 28 tunnels reliés entre eux par des salles immenses dans le bruit infernal des perforatrices en respirant les vapeurs de l’explosion précédente (300 kg de dynamite à chaque fois, je les ai comptés), la poussière de pierre crachée par les perforatrices. Douze de ces machines fonctionnaient en même temps dans chaque tunnel, le tout additionné de l’épaisse fumée noire que l’énorme pelleteuse à mazout envoyait au plafond lorsqu'elle chargeait les déblais dans les wagons. Par moment, on n’y voyait pas à plus d’un mètre cinquante et il fallait bien respirer ce mélange. Par-dessus le marché il y avait très souvent des blocs de pierres pesant quelques grammes jusqu'à plusieurs tonnes qui se détachaient de la voûte pour nous tomber dessus, surtout quand des explosions avaient lieu dans les tunnels voisins car toute la montagne tremblait.

D'après les calculs des SS et de leurs ingénieurs, avec les moyens et le personnel (c’est-à-dire nous) mis en place, tunnels et salles auraient dû avancer de 18 mètres par jour. En réalité ils avançaient à peine de 6 mètres par 24 heures et encore quand il n’y avait pas de « gross » sabotage.

A Dora, des V1 et toutes les V2 ont été construites dans les halles reliant les 2 tunnels du B11 : les 2 tunnels parallèles de 1800 mètres de long et espacés de 200 mètres. Il y avait plus de 40 salles de 12,50 mètres de large et 200 mètres de long où des déportés travaillaient au montage des V2. Les ensembles B12 et B3A près de Woffleben auraient presque triplé les surfaces utiles, et ces ensembles étaient presque terminés au 3 mars 1945.

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(1) Publié en 1998 dans « Dora, Ellrich - Harzungen – K° : 1943-1945 » par Albert Bannes
(2)  « Operation Crossbow » réalisé en 1965 par Michael Anderson, avec Sophia Loren
 

Sabotages

La production des V2 aurait dû tripler. Mais grâce aux sabotages effectués par les déportés, le percement de ces tunnels a pris 3 mois de retard. Ils n’ont pas pu les utiliser. Par ailleurs, il est sorti entre janvier 1944 et le 31 mars 1945 exactement 5789 V2 qui ont été lancées sur l’Angleterre, mais grâce aux sabotages effectués dans la fabrication, ou le montage, plus de la moitié ont explosé peu après leur décollage ou sont allées se perdre en mer. Les bombes qui sont arrivées à destination ont fait, je crois, plus de 20 000 morts. Sans tous ces sabotages, il serait arrivé sur l’Angleterre 4 à 6 fois plus de bombes. Qui peut dire ce qui se serait passé ?

Les V1 étaient des bombes volantes ressemblant à un petit avion, propulsées par un pulso-réacteur. Elles volaient à la même vitesse que les chasseurs de l’époque. Les V2 sorties plus tard étaient des fusées que les radars de l’époque ne pouvaient pas voir, ni les chasseurs intercepter (3) .

Jusqu'aux derniers jours, Hitler a cru gagner la guerre grâce à ces bombes. Avec les sabotages faits par les déportés il n’y a eu que 2000 V2 ou guère plus qui ont atteint leur objectif. Plusieurs centaines de déportés ont été pendus et plusieurs dizaines de milliers sont morts à Dora, même à 10 000 près on ne sait pas combien.

Et les cinéastes qui ont réalisé OPERATION CROSSBOW ne savaient pas ça.

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(3) Paragraphe ajouté dans la revue « L’Alpha » N°104 du 3ème trimestre 1998

Des déportés pour travailler pour le Reich

Mais pourquoi, diriez-vous, Hitler a-t-il fait faire ce travail par des déportés ?

De nombreux auteurs ont déjà répondu à cette question. J’y reviens brièvement. Il parait qu’Hitler a hésité car il craignait que s’il faisait faire ce travail par des ouvriers civils, des espions se faufileraient à l’intérieur (comme dans le film), alors qu’en employant des déportés il n’y avait aucun risque de fuite. Comme nous étions tous condamnés à crever au boulot et qu’on travaillait gratis, de plus le creusement des usines souterraines était un travail extrêmement dangereux, tout penchait pour l’utilisation de ces esclaves. Il parait qu’Hitler avait craint des sabotages, mais que Himmler, je crois, l’avait rassuré en lui disant qu’il ferait régner une telle terreur que personne n’oserait saboter. Pour ce qui est de la terreur nous en savons quelque chose, mais cela n’a pas empêché les sabotages.

Pour monter ces engins, il fallait trouver des déportés pas trop bêtes. Ils ont trouvé des ingénieurs (45 exactement), des électriciens, soudeurs… des spécialistes ! Il leur fallait bien des stocks de composants, notamment pour les commandes automatiques. Les gens chargés de ce boulot n’étaient pas tombés de la dernière pluie, et petit à petit ils ont pris ce qui était nécessaire pour monter des postes radio.

A Hartzungen, mon ami Dieutegard (4) , ingénieur niçois avait monté un récepteur qui prenait Radio Londres, et il nous donnait des informations vraies. Comme il était aussi horloger, il réparait les montres des Kapo, chefs de blocks et autres gradés, et même parait-il de quelques SS. Il avait su se rendre indispensable au point qu’il disposait d’une petite pièce à lui tout seul où il a passé tout le temps de son séjour à Harzungen. Il avait bien camouflé son poste récepteur que les SS n’ont jamais trouvé.

Au camp central, à Dora, il y a des déportés qui ont fait mieux : ils ont fait un émetteur pour donner des renseignements à Londres. Ces gens-là savaient ce qu’ils faisaient, s’ils étaient capables de construire un émetteur et de l’utiliser, ils savaient aussi que les nazis avaient des gonios (5) partout, et que s’ils arrivaient à émettre il faudrait faire vite car il ne fallait pas 3 jours pour les localiser. Ils savaient aussi que lorsqu'ils seraient découverts ils seraient pendus. J’ignore s’ils ont pu transmettre des renseignements à Londres, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ont été pendus avec plus de 50 complices, vrais ou supposés.
Ça mérite quand même un grand coup de chapeau !

Les réalisateurs de CROSSBOW connaissaient Peenemünde (6) (quand même!) mais ne savaient pas où étaient les usines souterraines, et surtout ils ignoraient que c’était des déportés qui avaient fabriqué les armes secrètes de Hitler, et non des ouvriers allemands, ce qui a sauvé bien des vies humaines en Angleterre mais a coûté très cher aux déportés.

Les premiers déportés français venant de Buchenwald arrivèrent à Peenemünde en juillet 1942. Les usines étaient à ciel ouvert et les alliés ne tardèrent pas à trouver ces usines. Le 17 juillet 1943 malgré la distance 600 bombardiers rasèrent les usines en question, tuant 2 ingénieurs, quelques meisters et SS mais surtout des déportés. (7)
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(4) Jean Dieutegard (1902-1987)
(5) Gonios : La radiogoniométrie est la détermination de la direction d'arrivée d'une onde électromagnétique
(6) Centre d’expérimentation des armes secrètes de 1936 à 1945 situé sur l’île d’Usedom, dans l’embouchure de la rivière Peene au nord de la mer Baltique
(7) Paragraphe ajouté dans la revue « L’Alpha » N°104 au 3ème trimestre 1998.

Des usines souterraines

Les usines souterraines ont été appelées Dora. De près ou de loin, et même du ciel on ne voit rien, tout était souterrain et c’était immense. Les deux premiers tunnels partaient à 9 km au Nord de Nordausen, à 210 km dans le sud-ouest de Berlin. Ces 2 tunnels faisaient 1800 mètres de long et en général 12 mètres 50 de large et 8 mètres 50 à la voûte, et certains de ces ateliers faisaient 30 mètres de haut. Ces 2 tunnels et leurs annexes étaient appelés le B11. Les déportés ont creusé le B12 et le B3A qui auraient triplé la capacité de production. Grâce aux sabotages – et j’y ai pris ma part – ces tunnels n’ont jamais sorti un V2. Je suis arrivé dans les tout premiers jours de juin 1944. J’étais parmi ceux qui ont donné les premiers coups de pioche au tunnel 27 de l’ensemble B3A. Nous allions dormir à Harzungen au début et à Ellrich à la fin.

Tout autour de Dora, sur une vingtaine de kilomètres de rayon, il y avait plus de 20 camps annexes. Chacun était entouré de barbelés électrifiés, miradors, etc. Mais en plus et nous ne le savions pas à l’époque, il y avait autour de Dora une ceinture de 30 km de rayon, deux fois Paris et sa banlieue, encerclés de barbelés électrifiés. Peut-être 50 000 allemands vivaient à l’intérieur et ils devaient bien se demander pourquoi. Beaucoup de déportés ont tenté de s’évader et je n’en connais aucun qui ait réussi.

J’ai lu quelque part que 60 000 déportés dont 8 500 français
(8) sont passés à Dora. Le mot « passés » convient très bien, car en général ils n’y restaient pas longtemps, et en ressortaient vite par la cheminée du crématoire. Quand nous sommes arrivés à Buchenwald tout le monde disait ; « si vous allez à Dora, la moyenne de vie est de 45 jours ! ». A l’époque Dora était le Kommando de Buchenwald, tout le monde passait à Buchenwald et y revenait pour passer au crématoire. Le compte était facile à faire. Après mon arrivée Dora est devenu indépendant, il avait ses propres crématoires ; il arrivait des déportés de partout, les SS ont brûlé les archives avant de partir. On ne saura jamais combien de déportés sont morts à Dora. De plus, des convois entiers étaient morts avant d’arriver à Dora, notamment des juifs qui venaient des « camps de l’Est ». De nombreux juifs croient que tel ou tel de leurs parents sont morts dans les chambres à gaz alors qu’ils n’ont pas eu cette chance. Ils sont morts dans des conditions infiniment plus horribles, dans des wagons plombés sans eau et même sans air. A Ellrich, j’ai bien connu 2 juifs français qui m’ont dit 20 fois : « Mais pourquoi je ne suis pas passé à la chambre à gaz quand j’étais à Auschwitz ? »
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(8) D’autres disent « seulement » 4850 français. Comment auraient-ils pu les compter alors qu’on ne ramassait plus les morts ?

Pendaisons le dimanche

Mon ami Pierre Jacquin (9) qui a été arrêté à Clermont avec moi et a suivi le même parcours que moi à peu de choses près, m’a raconté. Lui avait été affecté au Kommando de Wieda, il a tenté une évasion, a été repris, enfermé au bunker de Dora, en attente de pendaison. Il y est resté près de 3 mois, seul français, avec des sauvages qui le regardaient de travers. Il avait constamment peur que les autres le tuent pour le bouffer (ce n’était pas à exclure d’emblée). Il a eu des coups durs invraisemblables. Quand on lui demande comment il s’en est sorti, il répond : « Parce que j’avais 20 ans et je me répétais toujours : on ne meurt pas à 20 ans». Je dois vous dire que les SS aimaient le cérémonial. Il leur arrivait de pendre un saboteur dans les tunnels au crochet le plus proche, mais en général ils pendaient colonne par cinq toujours « zu fünf », avec musique tzigane, en grand uniforme, et le maximum de colonnes de déportés pour admirer le spectacle. Jacquin a attendu son tour pendant 3 mois car les SS avaient leur réserve ; ils venaient en chercher 1 ou 2 au bunker pour compléter un rang de 5. Enfin un jour ils ont décidé de ramener Jacquin à la lumière du jour et il a été utilisé à diverses corvées. Un jour il a été désigné pour décharger un wagon. A l’intérieur ils ont trouvé 200 cadavres, nus bien sûr ; sur le dessus 2 ou 3 malheureux respiraient encore mais ils sont morts peu après. D'où et quand était parti ce wagon ? Pierre m’a dit que ce jour-là son moral d’acier avait failli se rouiller un peu. Porter des morts au crématoire toute la journée… Il ne pensait qu’à ce qu’ils avaient souffert et à ce que lui-même avait souffert dans des conditions similaires. J’ai raconté notre voyage de Compiègne à Buchenwald : départ à 110 par wagon, tentative d’évasion et 165 par wagon pendant 3 jours. A l’arrivée dans notre wagon il y avait 22 morts dont un commandant de l’Armée de Terre. Le Commandant Cogny était dans ce wagon et il s’en est bien sorti, comme moi, puisqu'il est devenu Général en chef en Indochine. Mon ami Jacquin était parti 3 jours plus tôt, le même scenario très exactement s’était produit, il y avait 4 ou 5 morts en moins mais il y avait dans ce wagon le Général Verneau (10) chef de l’O.R.A. Il est arrivé vivant mais ne s’en est jamais remis. Je le vois encore la veille de mon départ à Dora ; il était assis par terre, le dos appuyé à un arbre, j’essayais de le réconforter un peu mais il était mourant. Les scènes hallucinantes que nous avons vues pendant 3 jours, les 200 morts déchargés à Dora, ils les ont subies jusqu'à leur mort. Je rappellerai ici un détail que j’ai déjà raconté : j’ai vu de mes yeux vu, des gars se pencher sur la tinette, écarter ce qui était dur et boire ce liquide ! Enfin, je préfère retourner à Dora.

Ils m’ont envoyé au camp d'Harzungen pour travailler comme foreur, et j’ai été affecté au tunnel 27 du complexe B3A. Harzungen était un paradis, parait-il, par rapport à d’autres camps, et je suis d’accord par rapport à Ellrich où j’ai dû aller après. Je vais vous donner quelques exemples de ce qui se passait à Harzungen, vous serez vite convaincus !
Je dois auparavant vous expliquer ce qui se passait sur le chantier, car tout est lié.
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(9) Pierre Jacquin (1921-2016), arrêté le 28 mars 1944, déporté à Buchenwald et à Bergen-Belsen  -  https://www.xaintrie-passions.com/groupement-de-r%C3%A9sistance-du-barrage-de-l-aigle/
(10) Jean-Edouard Verneau (1890-1944), a participé à la fondation de l’O.R.A. Arrêté le 23 octobre 1943, il est déporté à Buchenwald où il meurt le 15 septembre 1944 -  https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-%C3%89douard_Verneau

Le creusement des tunels

Il y avait 28 tunnels mais l’un d’eux ne débouchait pas à l’air libre ; c’est dans ce tunnel qu’il y a eu la cathédrale de 30 mètres de haut où j’ai travaillé quelques jours. A Harzungen ils ont formé 3 équipes pour faire les 3 X 8. Dans chaque équipe il y avait sensiblement le même nombre de français, de belges, de russes et de polonais. Chaque équipe avait un kapo et il avait autorité sur 28 tunnels. Il ne devait pas être méchant, je ne me rappelle plus de lui. Mais chaque tunnel avait un meister, un civil allemand qui était ce qu’il était. Mon premier meister était bien brave, mais le second était une terreur. Je l’ai vu tuer 2 belges et vous verrez plus loin comment j’ai évité le même sort. Les tunnels qui entraient droit dans la montagne étaient à peu près comme tous les tunnels de chemins de fer. A 100 mètres on creusait des salles, ils appelaient ça des halles, pour servir d’usines. Ces halles faisaient 12 mètres de large, la hauteur variait mais en général elle était de 8,5 mètres.

Pendant qu’on creusait la première partie, ça allait encore. On sortait les déblais avec des wagonnets genre Decauville. Il n’y avait que 4 perforatrices, mais beaucoup plus de pelleteurs. Quand nous avons attaqué les halles perpendiculaires l’effectif a doublé, à l’extérieur la petite vallée était comblée. Ils ont installé une gare de triage, une voie ferrée entrait dans chaque tunnel. Cette voie ferrée était préparée sur traverses et les rails faisaient 6 mètres de long car à chaque explosion on faisait sauter une tranche de roches de 6 mètres. Les trains entraient à reculons et laissaient sur place un wagon et une grosse pelleteuse à mazout chargeait les déblais dans ce wagon. Le nombre de foreuses est passé à 9 et parfois à 12 alors que le nombre de pelleteurs diminuait puisque la pelleteuse faisait le principal. Mais le bruit, la poussière, la fumée et notre meister (le bon avait filé tout droit)… mon équipe a tourné pour creuser la première halle pour rejoindre le tunnel 26. Le travail est devenu infernal.

Au camp, notre équipe occupait un block divisé en 2 parties, d’un côté les français et les belges, et de l’autre les russes et les polonais. La soupe et le pain étaient distribués à l’extérieur. Très vite les russes ont pris l’habitude de foncer dans les français et les belges pour leur voler le pain qu’ils venaient de toucher. Mon ami Bigot (11), directeur de l’Elysée Palace de Vichy a vu son pain s’envoler avant d’y avoir goûté 4 jours de suite. Il fallait prendre des mesures ! Quelques gars décidés à ne pas se laisser faire ont dû ramener du tunnel quelques agrafes utilisées pour monter les échafaudages (celui qui prenait ça dans le ventre n’avait plus jamais besoin de pain). Je n’avais pas besoin d’armes, début 1939 j’avais suivi un stage d’entrainement aux « missions en pays ennemi », j’avais appris le close-combat et bien d’autres choses… Le jour suivant les russes qui ont attaqué ont vite reculé et 3 sont restés sur le carreau. Un moment j’ai craint qu’il n’y eut des sanctions. Le chef de block et le stubendientz (2 gitans) avaient vu la scène. Je pensais que les SS risquaient d’intervenir… rien du tout. J’ai compris qu’on pouvait s'entretuer gaillardement, ça leur était parfaitement égal. Et les grosses bagarres comme ce jour-là ont cessé, mais il y en avait d’autres presque tous les jours et c’était vraiment pénible. Il y avait beaucoup de jeunes russes qui nous méprisaient, qui étaient mauvais et les vieux ne valaient pas mieux. Les polonais presque autant. Il fallait continuellement être sur le qui-vive. Avec ça, le stubendienst ( 12) que j’appellerais le « sale gitan » car c’est ainsi qu’on l’avait baptisé adorait taper avec son gummi (câble électrique de 25 mm de diamètre). Il tapait surtout sur les français et les belges et très peu sur les russes. De plus, il a appris que j’étais officier et là il m’a pris en amitié ! ce salaud se mettait sur la porte côté franco-belge mais il surveillait de loin tout en moulinant au hasard et quand je passais devant, il essayait de taper de toutes ses forces. J’esquivais souvent, mais pas toujours.

Une fois J’ai reçu le gummi en travers de la figure et j’ai failli m’évanouir. J’ai eu très mal pendant 15 jours. Trente ans plus tard j’ai lu le livre de Jean Mialet (13) et j’ai appris que ce sale gitan allait pendant que nous étions au travail dans d’autres blocks pour taper sur des Français et des Belges alors qu’il n’avait aucune autorité en dehors de son block.
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(11) Albert Bigot (1900-1988) - https://asso-buchenwald-dora.com/bigot-albert-klb-52147/
(12) Stubendientz : Responsable de l’ordre dans la chambrée d’un block
(13) Jean Mialet (1920-2006) "Le Déporté. La Haine et le Pardon", Paris 1981, Fayard

Amitié avec un russe

Au tunnel 27 il y avait un russe très différent des autres et il parlait un peu de français. Nous avons sympathisé. Je lui ai dit que j’étais lieutenant pilote de chasse Il m’a dit que ses parents avaient été massacrés par les rouges, qu’en Russie il avait vécu comme un clandestin et qu’il vivotait comme écrivain public. Je lui ai dit : « Mais comment se fait-il que tous ces jeunes russes qui manifestement sont ultra patriotes soient si bêtes et si méchants et les autres aussi salauds ? ». Il m’a répondu : « Depuis que les rouges sont là, il y a l’élite, ceux qui vont dans de vraies écoles et tous les autres ; c’est ce qu’ils appellent l’égalité. Ceux qui sont ici font partie des autres… Ils sont allés à l’école pour apprendre à marcher droit, on n’a jamais cessé de leur dire qu’ils étaient les plus beaux, les plus forts, les plus heureux citoyens de la terre et qu’ils n’avaient pas besoin d’apprendre à lire ou à écrire, que cela ne leur servirait à rien puisqu'ils sont les meilleurs et qu’ils sont supérieurs à tous les êtres de la terre. Voilà ce que tu as pris pour du patriotisme. Tu sais qu’Hitler a vidé les prisons allemandes et mis leurs occupants ici avec le triangle vert mais il a aussi vidé les prisons russes de la partie occupée et toutes les prisons de Pologne. Ces gars-là devraient porter le triangle vert mais au passage à Buchenwald ils n’ont pas levé le doigt pour réclamer un triangle vert alors ils sont là avec nous parce que à Buchenwald il y en a qui ont fait le tri : les intellos, les chefs de cellules et autres gradés sont restés à Buchenwald ou ont été envoyés dans des kommandos peinards. Les assassins et les pauvres cons ont été envoyés ici avec moi parce que je n’aime pas Joseph. Alors t’as compris ? ». J’avais compris, il y avait des Marcel Paul russes. Bien sûr, il utilisait plus de gestes que de paroles, mais c’est exactement ce qu’il voulait dire.

Le froid, les meisters

A Harzungen il a bien fallu vivre avec ces salopards. Et cela a fait des morts de part et d’autre. Enfin jusqu'en octobre nous avons supporté ; il y a même eu une période d’abondance qui a duré une dizaine de jours mais en novembre la situation s’est dramatisée.

Avec le froid nous n’avions reçu qu’un pantalon, une chemise et la veste de pyjama rayé ; nous étions arrivés en mai et il faisait bon. Ceux qui étaient arrivés l’hiver précédent avaient reçu en plus un pull et certains avaient même un manteau léger. Comme on travaillait dans les cailloux, les échafaudages etc. nos maigres vêtements étaient en lambeaux et nous avions froid. Certains ont coupé des couvertures. Nous avions une couverture par étage donc une pour 3. Ils se partageaient la couverture, à l’intérieur on étouffait, alors… mais nos gardiens n’ont pas apprécié et ils ont fait des fouilles. Résultat : poncho confisqué et 25 coups sur le cul en sus. Puis on a mis des papiers de sacs de ciment et re… Les morts commençaient à devenir nombreux dès le début novembre.

Au tunnel 27 La situation s’était aggravée aussi. Un jour le meister m’avait envoyé chercher quelque chose ; quand je suis revenu il était sur l’échafaudage, j’étais encore au sol, il a trouvé que je n’allais pas assez vite, il m’a jeté une pioche sur la gueule, la pointe est arrivée sur ma jambe gauche et il l’a ouverte sur 15 cm. Je voyais mon tibia sur 5 ou 6 cm. J’ai dû reprendre vite mon travail car il m’aurait tué. Cette plaie ne s’est refermée qu’après mon retour en France 5 mois plus tard sans jamais le moindre pansement. Il y avait 6 km entre Harzungen et le chantier et presque 2 km en plus et autant au retour et avec des « claquettes » aux pieds j’ai beaucoup souffert. Mon pote russe m’a montré comment on pouvait saboter les perforatrices sans que ce soit visible et pour qu’elles tombent en panne plusieurs heures plus tard. Nous avons bien dû en saboter une centaine chacun sur le chantier du B3A. Mais un jour je forais près de la voûte à 8 mètres de haut, la visibilité était très réduite, j’avais vu partir le meister, je croyais qu’il était parti respirer de l’air pur et j’ai entrepris de graisser ma perforatrice avec le sable et l’huile par-dessus. J’étais en pleine opération quand j’ai senti l’échafaudage vibrer, je me suis retourné, le meister était juste derrière moi, il avait la masse à casser les gros blocs levée au-dessus de ma tête. Un quart de seconde plus tard ma tête aurait explosé. J’ai sauté dans le vide, je savais qu’il y avait des bigues placées en biais pour maintenir l’échafaudage. J’ai accroché l’une de ces bigues et j’ai rejoint le sol. Il a bien lancé la masse dans ma direction mais la visibilité étant presque nulle il ne pouvait pas me voir. J’ai eu vite fait de rejoindre une rangée de halles et traverser plusieurs tunnels pour m’éloigner le plus possible du tunnel 27. C’était très peu éclairé et finalement j’ai buté sur un cadavre. J’ai pris sa veste, je lui ai enfilé la mienne. Ils pouvaient toujours chercher le F 52 278 ! Quand il y a eu un peu de lumière, j’ai vu que j’étais devenu russe mais j’étais sauvé à condition de ne plus jamais rencontrer ce meister. J’ai traversé encore quelques tunnels et dans un croisement mieux éclairé j’ai vu un petit groupe de français et de belges qui rigolaient mais quand ils ont vu mon R, le rire s’est arrêté net. Je leur ai dit que je n’étais pas russe mais français et je leur ai raconté ce qui venait de m’arriver.

Ils m'ont dit que leur meister venait d'être tué par un bloc tombé de la voûte, que par conséquent demain il y en aurait un autre qui ne risquait pas de trouver ma présence suspecte. Et je suis resté avec eux. En rentrant à Harzungen j’ai décousu l’angle de mon étiquette pour que le R ne se voit pas trop et j’ai vécu ainsi jusqu'au 30 novembre sans que mon chef de block ni le sale gitan ne s’en aperçoive.

Les sévices

Mais en novembre il n’y a pas que le froid qui nous a fait mal. Il y avait des alertes continuelles. Ceux qui travaillaient devaient continuer jusqu'à l’arrivée de l’équipe suivante, laquelle était bloquée quelque part en attendant la fin de l’alerte. Il nous est arrivé de travailler 24 heures d’affilée. D'autres fois on arrivait au camp juste le temps de manger une soupe et il fallait repartir au boulot. Comme si cela ne suffisait pas il y a eu 3 évasions en une dizaine de jours. L’appel durait plusieurs heures, et puis tout le monde à poil, et on restait dehors jusqu'au prochain départ. C’est arrivé 2 fois de nuit et une fois de jour. Nous pensions tous que cette sanction était ordonnée par les SS mais c’est seulement en 1993 lorsque nous y sommes retournés en pèlerinage - les rares survivants - que j’ai appris la vérité. Un camarade dont j’ai oublié le nom qui était d’une autre équipe de 3 X 8 qui dormait dans le block voisin du mien m’a dit qu’il nous avait vu à poil, lorsque lui rentrait des tunnels. Ils avaient compris que nous y étions depuis la veille et qu’ils nous plaignaient beaucoup. Mais cela ne leur était jamais arrivé. Donc ce n’était pas les SS qui avaient ordonné ce véritable assassinat collectif. C’était notre chef de block gitan et le sale gitan qui étaient maîtres de notre block et qui s’amusaient à nous faire crever de cette façon. Et pour ce qui était de nous faire crever… Les morts sur le coup restaient sur place après avoir été piétinés mais beaucoup mouraient un ou plusieurs jours après. À cette occasion j’ai constaté que les Russes ne tenaient pas mieux que nous.

Moi j’étais pourtant solide mais fin novembre j’étais vraiment à bout. En 15 jours nous n’avions dormi que quelques heures. Je sentais que je n’arriverais pas à Noël. Il fallait trouver un moyen et j’en ai trouvé un, très risqué, mais je n’avais pas le choix. J’en ai parlé à quelques copains. Tous m’ont dit : « Mais tu es fou ils vont te pendre ou te mettre une balle dans la tête ». J’ai tenté et j’ai réussi.

Le 30 novembre au retour du travail ils nous ont dit : « Désinfection ! ». Il fallait se mettre à poil et faire un paquet de nos affaires, attaché avec les manches et laisser les numéros bien apparents pour les retrouver, puis on pouvait rentrer dans le block et dormir. Les affaires allaient à l’autoclave et on les reprenait au nouveau départ. A l’appel pour le départ je suis sorti à poil comme les autres, j’ai fait semblant de chercher mes vêtements, je suis passé devant plusieurs fois pour que le sale gitan qui surveillait l’opération me remarque bien. L’un des derniers à se rhabiller a vu ce paquet non réclamé. Il l’a prestement mis sous ses vêtements quand le sale gitan avait la tête tournée ailleurs. Je suis allé me mettre en rang sur le côté gauche pour ne pas risquer de passer inaperçu. Le sale gitan rigolait bien. Le SS qui venait toujours compter les partants est arrivé devant moi un peu interloqué quand même. Il a dit : « Was ? » (14). Je lui ai expliqué : « Désinfection ! mon paquet bien roulé disparu, envolé ». Il a hésité quelques secondes puis il a dit au sale gitan de me ramener au block. Le gitan ricanait, moi aussi mais je ne le montrais pas. Et je suis resté à poil mais à l’abri tout le mois de décembre. Je touchais ma ration comme les autres. En plus je sortais dans le camp jusqu'au block des coiffeurs où mon ami Vincent se débrouillait pour toucher des rabs de soupe chez les chefs de block qu’il coiffait. j’ai dormi, dormi, et je me suis vite retapé. J’ai remarqué un panneau du plancher qu’on pouvait soulever. Je suis passé dessous et j’ai cherché un endroit plus creux que le reste. J’ai approfondi un peu avec ma cuillère en inox - c’est la seule chose qu’on avait le droit de garder - et j’ai préparé une jolie tombe pour le sale gitan. Je pensais bien qu’il ne tiendrait pas longtemps sans venir me taper dessus. Ce salopard avait compris que s’il se trouvait seul avec moi son gummi ne le protégerait guère. Il m’avait vu faire avec les Russes et il n’a jamais mis les pieds dans son block pendant que les autres n’étaient pas là.

Le 31 décembre ils avaient reçu des vêtements. J’ai été habillé de neuf et je suis reparti au boulot.

Jusque-là les morts étaient remplacés par de nouveaux arrivants et je pense que les SS ont dû freiner un peu l’ardeur des 2 gitans et il n’y avait plus de : « A poil et toute la nuit ». Mais ils avaient fait des dégâts. Pratiquement tous les otages de Saint-Claude de notre block étaient morts, tous les gens âgés ou fatigués étaient morts et tant d’autres. Quand nous étions à l’effectif maxi il devait y avoir plus de 350 français et belges. Je pense que sans exagérer il en était mort 150 et remplacés. Cela fait 500 français et belges. À l’arrivée à Bergen-Belsen tous étaient restés en route. Je suis arrivé tout seul avec une quarantaine de russes ou polonais.

Un jour Vincent m’a dit qu’il avait été invité par les chefs de block, kapo, gitans, à un banquet parce qu’il les coiffait bien. Ils avaient bouffé à volonté saucisson mais aussi foie gras et mangé au champagne. Nous pensions que c’était les SS qui piquaient nos colis alors que c’était le chef de camp et tous ses acolytes gitans qui se tapaient tous les colis que nos familles nous envoyaient.

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(14) Quoi ?

Le block shonnung d'Ellrich

Tous les bouquins parus sur Dora et ses kommandos parlent du block shonnung (16) d’Ellrich comme si c’était le fond de l’enfer et beaucoup ont dit que personne n’en était ressorti vivant. Or j’en suis ressorti vivant mais je n’y suis resté que 57 heures et je m’en suis évadé en passant par la fenêtre ouverte. J’étais entré parce qu’un bloc de pierre tombé de la voûte m’avait écrabouillé le pied gauche. Pour circuler dans le couloir et trouver une place, j’étais à poil comme tout le monde, j’ai marché sur 3 épaisseurs de cadavres. Il n’était absolument pas possible de poser les pieds ailleurs. J’ai trouvé une place avec deux juifs français bien gentils. Pour m’accepter avec eux ils m’ont seulement demandé si j’avais la diarrhée ; comme je n’en avais pas, tout était dans le meilleur des mondes, enfin presque, car les autres paillasses comme les cadavres du couloir étaient couvertes de sang, de pus et d’excréments, car quand on a la diarrhée même si on ne mange rien on chie partout !

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(16) Block shonnung : block de convalescence


La vie à Ellrich

Vers le mois de septembre 1944 notre équipe de 3 X 8 était à son apogée. Nous étions 700 en tout dans notre block avec 175 français et autant de belges. Au moins 75 français étaient morts et remplacés, ce qui fait 250 français « passés » dans cette équipe. Je ne me souviens pas à quelle date nous sommes allés dormir à Ellrich, je me souviens seulement que j’avais déjà très mal aux poumons. Nous étions tous déjà très affaiblis avec des vêtements élimés et en lambeaux. Fini le block en bois et les lits à 9. Il a fallu dormir dans l’ancienne usine à plâtre au premier étage à-même le ciment, sans lit, ni le moindre brin de paille, ni couverture évidemment et en plus en plein vent car le mur de façade était parti. Avec ça la nourriture qui arrivait un jour sur 2 très souvent. Quand on se levait, de plus en plus, beaucoup ne se relevaient pas. Au tunnel on ne travaillait pratiquement plus, mais les SS continuaient de nous y amener et nous obligeaient à rentrer dedans. Les copains mourraient un peu partout. S’ils mouraient au tunnel ou en route il fallait les ramener au camp pour les compter. Et après le kapo me désignait presque chaque jour pour porter un copain au crématoire. Jusque-là j’avais un moral inébranlable mais à Ellrich il a été vite ébranlé.

Le block shonnung

Le 26 mars au tunnel je ne me souviens pas de ce que j’étais en train de faire, une pierre de 4 ou 5 kilos est tombée de la voûte de 8 mètres. Elle a atterri sur mon pied gauche. Tout le pied en avait pris un sérieux coup, mais le gros orteil broyé pendait lamentablement et les esquilles d’os sortaient un peu partout. Nous étions de l’équipe d’après-midi et j’ai marché, il fallait bien. L’appel a duré comme d’habitude puis je suis allé à la visite et j’étais admis au block shonnung. J’y suis arrivé vers 3 heures du matin le 27 mars.

Dès mon arrivée : à poil ! les vêtements étaient pour ceux qui travaillaient. J’ai quand même pris une douche, il y avait si longtemps que cela ne m’était pas arrivé que cela m’a procuré un peu de plaisir. C’est bien le seul que j’ai eu à Ellrich.

Puis je suis rentré dans le dortoir : 9 par lit comme à Harzungen et comme dans tous les camps je crois. Pour trouver une place disponible il fallait bien suivre le couloir qui devait faire 1 mètre de large mais ce couloir était occupé par des cadavres partout et sur plusieurs épaisseurs, le tout mêlé à des excréments, du sang et surtout du pus ! Pour les excréments déjà à Harzungen j’avais pris l’habitude, mais le pus et en telle quantité ça dégoulinait de partout. Il devait y en avoir des pauvres types qui étaient morts dans leur pus. Quand on appuyait un doigt sur un matelas le pur ressortait tout autour. Je n’ai jamais compris comment autant de pus avait pu s’accumuler dans ce block. Avec mes plaies ouvertes je me voyais mal parti.

Enfin j’ai marché sur les cadavres puisqu'il était impossible de poser le pied sur le plancher. J’ai demandé s’il y avait des Français par-là comme toujours. Il y en avait mais les lits étaient complets J’avais presque fait le tour, j’ai enfin trouvé un lit où il n’y avait que deux occupants. C’était deux juifs français jeunes, squelettiques, mais sans blessures purulentes. Ils m’ont demandé si je n’avais pas la diarrhée. Non ? Alors bon ! tout allait bien ou presque. Ces deux juifs étaient bien sympathiques mais ils n’arrêtaient pas de me dire : « Si seulement on était passés à la chambre à gaz quand on était à Auschwitz… ». Ils m’ont dit aussi qu’en arrivant à Dora dans leurs wagons il y avait eu la moitié de morts et que c’était pareil dans tous les wagons. Je leur ai dit que j’avais un peu connu ça entre Compiègne et Buchenwald mais que dans mon wagon il n’y avait eu que 22 morts. Je suis resté 2 jours avec eux. Je n’ai pas dû bouger, j’ai dormi, j’étais au chaud. Une équipe était venue ramasser les cadavres mais le tas se reconstituait rapidement. Bien sûr, rien à manger et les autres m’ont dit qu’ils n’avaient rien mangé depuis 3 jours avant mon arrivée. La chaleur, le repos et peut-être parce que je m’habitais à la douleur - il faut y être passé pour comprendre - mais on s’habitue à tout, j’ai décidé que je ne crèverai pas là-dedans. Je préférerais aller crever ailleurs. Mes deux copains juifs étaient résignés, ils savaient qu’ils allaient mourir là et ils appelaient la mort.

De la fenêtre je voyais au-dehors plusieurs cadavres mais ils étaient nus. Les vivants n’attendaient pas toujours que le voisin soit complètement mort pour lui piquer ses vêtements. Je me suis dit que à la cadence où on mourrait à Ellrich je ne tarderais pas à en trouver un autre habillé. Je suis passé par la fenêtre et je n’ai pas mis longtemps pour trouver un cadavre encore habillé. Je suis allé à l’usine à plâtre, mes rares copains survivants avaient touché une soupe ce jour-là mais j’arrivais trop tard. Je ne comptais plus depuis combien de jours je n’avais rien mangé. Je suis retourné au tunnel, je n’ai rien fait, on ne travaillait plus mais il fallait y aller. Notre groupe de 500 ou 600 à l’arrivée à Ellrich était réduit à une centaine. Le 31 mars mon ami Gras (17) qui était couché dans mon dos est mort. C’était mon dernier copain vrai, mon frère - et ce n’est pas au sens maçonnique même s’il était trente-troisième du Grand Orient - il avait toujours été formidable. Il remontait le moral à tous, je le croyais indestructible et il était mort lui aussi. Sa mort m’a complètement déboussolé. Je ne réfléchissais plus, je ne pensais même plus, j’étais devenu une bête sauvage blessée et seul l’instinct de survie me faisait agir. Les SS avait voulu faire de nous des bêtes, ils avaient réussi.

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(17) Fernand Gras (1893-1945), FFI déporté à Buchenwald et à Ellrich, mort le 17 mars 1945

Plan du block shonnung d’Ellrich réalisé par Albert Bannes

La faim

Certains ont écrit que les Russes et Polonais tenaient mieux le coup que nous car beaucoup plus ont survécu, mais ce n’est pas qu’ils étaient plus résistants, c’est parce qu’en cachette ils mangeaient de la chair humaine et j’ai déjà dit que j’avais fait comme eux, sans ça je ne risquais pas de revoir la France. Mes muscles avaient complètement fondu. Je me demandais comment je pouvais encore marcher et j’ai marché. Je ne sentais plus la douleur.

Le 5 avril on nous a fait monter dans un train qui a divagué pendant 5 jours complets. Nous avons touché un pain d’un kilo environ au départ et c’est la seule nourriture que nous avons reçue jusqu'au 16 avril où les Anglais nous ont donné un peu à manger. Au départ tout ce qui restait de notre équipe a tenu dans un wagon ; nous devions être environ 90 mais seulement 3 belges, moi le seul français survivant, et tous les autres russes ou polonais. Deux des belges ne se sont pas réveillés dès la première nuit, des russes et des polonais sont morts aussi. Notre wagon était découvert, les SS nous ont dit de jeter les cadavres par-dessus bord et c’est ce que nous avons fait. J’ignore qui les a enterrés et qui aurait bien pu les compter. Dès le 2ème jour nous étions au large dans ce wagon. Il restait un belge et moi. Un russe avait amené une grosse clé à molette ronde de 30 ou 40 cm de long. D'un coup de cette clé à molette il a enfoncé la tempe du dernier belge. D’instinct les vieux réflexes sont revenus. Je lui ai sauté à la gorge et je n’ai lâché que lorsqu'il était mort. Je me suis toujours demandé comment j’avais eu la force de faire ça. Les autres n’ont pas bougé tant ils avaient peur de moi. Il n’empêche que je n’en menais pas large et quand j'ai entendu à la gare de Bergen des gars qui parlaient français j'ai vite fait de les rejoindre et j’ai pu m’endormir tranquille après avoir encore parcouru 5 à 6 km.

Le nombre de morts a été sous-estimé

Je n’étais pas encore sorti de l’auberge. Vous avez je pense vu le reportage il y a environ 3 ans filmé par les militaires anglais où l’on voit un bulldozer pousser les cadavres dans une fosse commune où juifs et chrétiens sont intimement mêlés. Vous avez peut-être cru qu’il n’y en avait qu’une fosse de ce genre. Il y en avait en fait entre 50 et 100. A Bergen-Belsen Il y avait 30 000 femmes et 15 000 hommes le 31 mars, dernier jour du journal de bord. Il y avait tous les jours plus de 1000 morts mais le nombre total augmentait encore car il y avait des arrivages tous les jours. Pour ma part j’y suis arrivé le 10 avril et libéré le 15.

Dans le coin où je me trouvais il leur a pris la fantaisie de faire un appel ; nous n’avions pas été comptés à l’arrivée le 14 après-midi : Appel ! le point de rassemblement était à peine à 100 mètres de mon block. J’ai essayé d’y aller mais je n’arrivais plus à mettre un pied devant l’autre. Un kapo qui traînait par-là a voulu m’aider. Il m’a allongé d’un bon coup de gummi sur le crâne ; je suis tombé, il m’a fait jeter sur le tas de cadavres le plus proche et je ne peux pas dire combien de temps a duré l’appel. Je ne peux pas dire que j’ai été compté avec les morts puisqu'ils ne comptaient plus les morts. Mais j’ai échappé de très peu au bull qui a poussé les cadavres grâce à mes nouveaux copains qui après l’appel ont constaté que je respirais encore un peu. Ils m’ont ramené au block après l’arrivée des Anglais. Ils ont dû me porter à l’infirmerie montée par les Anglais et je suis encore vivant 53 ans après.

Conclusion

Si j'ai écrit ces quelques pages, ce n'est pas pour me faire passer pour un Zhéro ou un Zorro ou un Rambo, c’est pour essayer de faire comprendre au maximum de gens possibles que les armes secrètes d’Hitler ont tué vingt et quelques milliers de personnes en Angleterre, mais bien plus de déportés, et dans des conditions bien plus effroyables.

Je supporte mal qu’on porte Von Braun (18) aux nues et au-delà et que l’on ne parle pas des déportés car si les déportés n’avaient pas saboté partout et tout, ce n’est pas 20 000 morts qu’il y aurait eu en Angleterre et qui peut dire ce qui serait arrivé ?

J’espère vous avoir donné assez d’éléments pour calculer combien ont coûté les V1 et les V 2.

Comme je n’en ai jamais vu de près, ni V1 ni V2, je ne peux en dire plus sur ces sabotages. J’ai toujours travaillé à creuser ces usines souterraines et je reviens à ce que j’ai vu et entendu moi-même (19).


Albert Bannes,
K.L.B (20). F 52 278

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Comme je suis incorrigible, je me sens obligé d’utiliser la place qui reste sur cette feuille, alors je vais vous faire une confidence.

Plusieurs fois des amis m’ont demandé pourquoi je n’écrivais pas un livre. C’est une bonne question et j’y ai pensé il y a bien longtemps.

Quand je suis rentré en 1945 vous vous en doutez, j’en avais gros sur la patate ! Je voulais dire à tout le monde ce qui s’était passé là où je suis passé.

J’avais intitulé mon livre « ZU FÜNF »
(21) . Tout vrai déporté vous dira pourquoi.

J’avais noirci au moins une rame de papier à la plume ; il n’y avait pas encore de pointe BIC. Je racontais tout et tel que cela s’était passé. J’avais écrit cela en cachette de ma femme mais un jour elle est tombée dessus, elle l’a lu et elle l’a jeté au feu.

Quand je me suis aperçu de ça, je voulais lui asséner les 25 coups ; elle les avait bien mérités mais je n’avais pas de gummi, alors je lui ai seulement demandé : « Mais enfin pourquoi as-tu fait ça ? ». Et elle m’a répondu : « Parce que je ne veux pas qu’on dise que je suis la femme d’un monstre ».

Je n’ai jamais eu l’impression d’être un monstre. Ce n’est tout de même pas ma faute si on m’a mêlé bien malgré moi à des événements monstrueux.

Je ne prétends pas être un enfant de chœur, je ne suis pas de ceux qui tendent la joue gauche après avoir reçu une baffe sur la droite. Je ne suis jamais allé chercher des crosses à quelqu'un qui ne m’avait rien fait. J’en ai vu qui se mettaient à genoux et implorer le ciel… Oui mais il n’y avait pas de Dieu à Dora !

Comme j’avais appris à me battre, je me suis battu… dans les airs, sur la terre et sous terre. C’est même sous terre que j’ai le plus risqué ma vie.

Et si j’ai fait cela c’est bien pour que… Vive la France.

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(18) Wernher Magnus Maximilian Freiherr von Braun (1912-1977) - https://fr.wikipedia.org/wiki/Wernher_von_Braun
(19) Paragraphe ajouté en 1998 (revue Alpha N°104)
(20) KLB : Camp de Concentration de Buchenwald

(21) Zu Fünf : par cinq (les saboteurs étaient pendus le dimanche par groupe de 5

Plan du camp de Dora réalisé par Albert Bannes

Plan du site de construction et du siège de WIFO : le camp de Dora
WIFO, nom de la société de stockage d’hydrocarbures qui exploitait le site avant qu’il ne soit transformé en camp de concentration